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LA FIN DE LA JALOUSIE

ment. À certains moments, il paraissait embaumer avec une violence plus délicieuse encore que son habituelle douceur, violence que la nature ne leur avait pas permis de modérer plus qu’à l’héliotrope au soleil, ou, sous la pluie, aux lilas en fleurs.

C’est ainsi que leur tendresse n’étant pas secrète était d’autant plus mystérieuse. Chacun pouvait en approcher comme de ces bracelets impénétrables et sans défense aux poignets d’une amoureuse, qui portent écrits en caractères inconnus et visibles le nom qui la fait vivre ou qui la fait mourir, et qui semblent en offrir sans cesse le sens aux yeux curieux et déçus qui ne peuvent pas le saisir.

« Combien de temps l’aimerai-je encore ? » se disait Honoré en se levant de table. Il se rappelait combien de passions qu’à leur naissance il avait crues immortelles avaient peu duré et la certitude que celle-ci finirait un jour assombrissait sa tendresse.

Alors il se rappela que, le matin même, pendant qu’il était à la messe, au moment où le prêtre lisant l’Évangile disait : « Jésus étendant la main leur dit : Cette créature-là est mon frère, elle est aussi ma mère et tous ceux de ma famille », il avait un instant tendu à Dieu toute son âme, en tremblant, mais bien haut, comme une palme, et avait prié : « Mon Dieu ! mon Dieu ! faites-moi la grâce de l’aimer toujours. Mon Dieu, c’est la seule grâce que je vous demande, faites, mon Dieu, qui le pouvez, que je l’aime toujours ! »

Maintenant, dans une de ces heures toutes physiques