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LES PLAISIRS ET LES JOURS

Honoré était arrivé depuis quelques minutes chez la princesse d’Alériouvre, quand madame Seaune entra. Elle dit bonjour à la maîtresse de la maison et aux différents invités et parut moins dire bonsoir à Honoré que lui prendre la main comme elle aurait pu le faire au milieu d’une conversation. Si leur liaison eût été connue, on aurait pu croire qu’ils étaient venus ensemble, et qu’elle avait attendu quelques instants à la porte pour ne pas entrer en même temps que lui. Mais ils auraient pu ne pas se voir pendant deux jours (ce qui depuis un an ne leur était pas encore arrivé une fois) et ne pas éprouver cette joyeuse surprise de se retrouver qui est au fond de tout bonjour amical, car, ne pouvant rester cinq minutes sans penser l’un à l’autre, ils ne pouvaient jamais se rencontrer, ne se quittant jamais.

Pendant le dîner, chaque fois qu’ils se parlaient, leurs manières passaient en vivacité et en douceur celles d’une amie et d’un ami, mais étaient empreintes d’un respect majestueux et naturel que ne connaissent pas les amants. Ils apparaissaient ainsi semblables à ces dieux que la fable rapporte avoir habité sous des déguisements parmi les hommes, ou comme deux anges dont la familiarité fraternelle exalte la joie, mais ne diminue pas le respect que leur inspire la noblesse commune de leur origine et de leur sang mystérieux. En même temps qu’il éprouvait la puissance des iris et des roses qui régnaient languissamment sur la table, l’air se pénétrait peu à peu du parfum de cette tendresse qu’Honoré et Françoise exhalaient naturelle-