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LA FIN DE LA JALOUSIE

Elle savait qu’il ne pouvait pas résister à ce petit mouvement de tête, il se jeta sur elle en l’embrassant et lui dit lentement : « Méchante ! » et si tendrement, que ses yeux à elle se mouillèrent.

Sept heures et demie sonnèrent. Il partit.

En rentrant chez lui, Honoré se répétait à lui-même : « Ma mère, mon frère, mon pays, — il s’arrêta, — oui, mon pays !… mon petit coquillage, mon petit arbre, » et il ne put s’empêcher de rire en prononçant ces mots qu’ils s’étaient si vite faits à leur usage, ces petits mots qui peuvent sembler vides et qu’ils emplissaient d’un sens infini. Se confiant sans y penser au génie inventif et fécond de leur amour, ils s’étaient vu peu à peu doter par lui d’une langue à eux, comme pour un peuple, d’armes, de jeux et de lois.

Tout en s’habillant pour aller dîner, sa pensée était suspendue sans effort au moment où il allait la revoir comme un gymnaste touche déjà le trapèze encore éloigné vers lequel il vole, ou comme une phrase musicale semble atteindre l’accord qui la résoudra et la rapproche de lui, de toute la distance qui l’en sépare, par la force même du désir qui la promet et l’appelle. C’est ainsi qu’Honoré traversait rapidement la vie depuis un an, se hâtant dès le matin vers l’heure de l’après-midi où il la verrait. Et ses journées en réalité n’étaient pas composées de douze ou quatorze heures différentes, mais de quatre ou cinq demi-heures, de leur attente et de leur souvenir.