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LES PLAISIRS ET LES JOURS

faut vous quitter, je rentre seul et plus triste. Accusant cette calamité dernière, je retourne à jamais auprès de vous ; c’est ma dernière illusion que j’ai arrachée, je suis à jamais malheureux.

Je ne sais pas comment j’ai eu le courage de vous dire cela, c’est le bonheur de toute ma vie que je viens de rejeter impitoyablement, ou du moins la consolation, car vos yeux dont la confiance heureuse m’enivrait encore parfois, ne refléteront plus que le triste désenchantement dont votre sagacité et vos déceptions vous avaient déjà avertie. Puisque ce secret que l’un de nous cachait à l’autre, nous l’avons proféré tout haut, il n’est plus de bonheur pour nous. Il ne nous reste même plus les joies désintéressées de l’espérance. L’espérance est un acte de foi. Nous avons désabusé sa crédulité : elle est morte. Après avoir renoncé à jouir, nous ne pouvons plus nous enchanter à espérer. Espérer sans espoir, qui serait si sage, est impossible.

Mais rapprochez-vous de moi, ma chère petite amie. Essuyez vos yeux, pour voir, je ne sais pas si ce sont les larmes qui me brouillent la vue, mais je crois distinguer là-bas, derrière nous, de grands feux qui s’allument. Oh ! ma chère petite amie que je vous aime ! donnez-moi la main, allons sans trop approcher vers ces beaux feux… Je pense que c’est l’indulgent et puissant Souvenir qui nous veut du bien et qui est en train de faire beaucoup pour nous, ma chère.