Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
229
RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

lons sans cesse avec une confiance parfois boudeuse mais jamais désillusionnée d’un rêve réalisé, c’est-à-dire déçu, à un avenir rêvé.

Mais certains hommes réfléchis et chagrins qui rayonnent plus ardemment encore que les autres à la lumière de l’espérance découvrent assez vite qu’hélas ! elle n’émane pas des heures attendues, mais de nos cœurs débordants de rayons que la nature ne connaît pas et qui les versent à torrents sur elle sans y allumer un foyer. Ils ne se sentent plus la force de désirer ce qu’ils savent n’être pas désirable, de vouloir atteindre des rêves qui se flétriront dans leur cœur quand ils voudront les cueillir hors d’eux-mêmes. Cette disposition mélancolique est singulièrement accrue et justifiée dans l’amour. L’imagination en passant et repassant sans cesse sur ses espérances, aiguise admirablement ses déceptions. L’amour malheureux nous rendant impossible l’expérience du bonheur nous empêche encore d’en découvrir le néant. Mais quelle leçon de philosophie, quel conseil de la vieillesse, quel déboire de l’ambition passe en mélancolie les joies de l’amour heureux ! Vous m’aimez, ma chère petite ; comment avez-vous été assez cruelle pour le dire ? Le voilà donc ce bonheur ardent de l’amour partagé dont la pensée seule me donnait le vertige et me faisait claquer des dents !

Je défais vos fleurs, je soulève vos cheveux, j’arrache vos bijoux, j’atteins votre chair, mes baisers recouvrent et battent votre corps comme la mer qui monte sur le sable ; mais vous-même m’échappez et avec vous le bonheur. Il