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LES PLAISIRS ET LES JOURS

Alors nous précipitons nos pas dans la nuit. Plus qu’un cavalier que la vitesse croissante d’une bête adorée étourdit et enivre, nous nous livrons en tremblant de confiance et de joie aux pensées tumultueuses auxquelles, mieux nous les possédons et les dirigeons, nous nous sentons appartenir de plus en plus irrésistiblement. C’est avec une émotion affectueuse que nous parcourons la campagne obscure et saluons les chênes pleins de nuit, comme le champ solennel, comme les témoins épiques de l’élan qui nous entraîne et qui nous grise. En levant les yeux au ciel, nous ne pouvons reconnaître sans exaltation, dans l’intervalle des nuages encore émus de l’adieu du soleil, le reflet mystérieux de nos pensées : nous nous enfonçons de plus en plus vite dans la campagne, et le chien qui nous suit, le cheval qui nous porte ou l’ami qui s’est tu, moins encore parfois quand nul être vivant n’est auprès de nous, la fleur à notre boutonnière ou la canne qui tourne joyeusement dans nos mains fébriles, reçoit en regards et en larmes le tribut mélancolique de notre délire.

XXIV

comme à la lumière de la lune

La nuit était venue, je suis allé à ma chambre, anxieux de rester maintenant dans l’obscurité sans plus voir le ciel, les champs et la mer rayonner sous le soleil. Mais quand