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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

Notre enfantine imagination était devant nos yeux réalisée. À côté de nous, des glaciers étincelaient. À nos pieds des torrents sillonnaient un sauvage pays d’Engadine d’un vert sombre. Puis une colline un peu mystérieuse ; et après des pentes mauves entr’ouvraient et fermaient tour à tour une vraie contrée bleue, une étincelante avenue vers l’Italie. Les noms n’étaient plus les mêmes, aussitôt s’harmonisaient avec cette suavité nouvelle. On nous montrait le lac de Poschiavo, le pizzo di Verone, le val de Viola. Après nous allâmes à un endroit extraordinairement sauvage et solitaire, où la désolation de la nature et la certitude qu’on y était inaccessible à tous, et aussi invisible, invincible, aurait accru jusqu’au délire la volupté de s’aimer là. Je sentis alors vraiment à fond la tristesse de ne t’avoir pas avec moi sous tes matérielles espèces, autrement que sous la robe de mon regret, en la réalité de mon désir. Je descendis un peu jusqu’à l’endroit encore très élevé où les voyageurs venaient regarder. On a dans une auberge isolée un livre où ils écrivent leurs noms. J’écrivis le mien et à côté une combinaison de lettres qui était une allusion au tien, parce qu’il m’était impossible alors de ne pas me donner une preuve matérielle de la réalité de ton voisinage spirituel. En mettant un peu de toi sur ce livre il me semblait que je me soulageais d’autant du poids obsédant dont tu étouffais mon âme. Et puis, j’avais l’immense espoir de te mener un jour là, lire cette ligne ; ensuite tu monterais avec moi plus haut encore me venger de toute cette tristesse. Sans que j’aie rien eu à t’en dire, tu aurais tout