Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/273

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
222
LES PLAISIRS ET LES JOURS

monie primitive et dessinaient une mélodie d’une fantaisie enchanteresse. Notre âme devenue sonore écoutait en leur vol silencieux une musique de charme et de liberté et toutes les douces harmonies intenses du lac, des bois, du ciel et de notre propre vie l’accompagnaient avec une douceur magique qui nous fit fondre en larmes.

Je ne t’avais jamais parlé et tu étais même loin de mes yeux cette année-là. Mais que nous nous sommes aimés alors en Engadine ! Jamais je n’avais assez de toi, jamais je ne te laissais à la maison. Tu m’accompagnais dans mes promenades, mangeais à ma table, couchais dans mon lit, rêvais dans mon âme. Un jour — se peut-il qu’un sûr instinct, mystérieux messager, ne t’ait pas avertie de ces enfantillages où tu fus si étroitement mêlée, que tu vécus, oui, vraiment vécus, tant tu avais en moi une « présence réelle » ? — un jour (nous n’avions ni l’un ni l’autre jamais vu l’Italie), nous restâmes comme éblouis de ce mot qu’on nous dit de l’Alpgrun : « De là on voit jusqu’en Italie. » Nous partîmes pour l’Alpgrun, imaginant que, dans le spectacle étendu devant le pic, là où commencerait l’Italie, le paysage réel et dur cesserait brusquement et que s’ouvrirait dans un fond de rêve une vallée toute bleue. En route, nous nous rappelâmes qu’une frontière ne change pas le sol et que si même il changeait ce serait trop insensiblement pour que nous puissions le remarquer ainsi, tout d’un coup. Un peu déçus nous riions pourtant d’avoir été si petits enfants tout à l’heure.

Mais en arrivant au sommet, nous restâmes éblouis.