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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

ceur des éclairages. Oublierons-nous jamais les promenades au bord du lac de Sils-Maria, quand l’après-midi finissait à six heures ? Les mélèzes d’une si noire sérénité quand ils avoisinent la neige éblouissante tendaient vers l’eau bleu pâle, presque mauve, leurs branches d’un vert suave et brillant. Un soir l’heure nous fut particulièrement propice ; en quelques instants, le soleil baissant, fit passer l’eau par toutes les nuances et notre âme par toutes les voluptés. Tout à coup nous fîmes un mouvement, nous venions de voir un petit papillon rose, puis deux, puis cinq, quitter les fleurs de notre rive et voltiger au-dessus du lac. Bientôt ils semblaient une impalpable poussière de rose emportée, puis ils abordaient aux fleurs de l’autre rive, revenaient et doucement recommençaient l’aventureuse traversée, s’arrêtant parfois comme tentés au-dessus de ce lac précieusement nuancé alors comme une grande fleur qui se fane. C’en était trop et nos yeux s’emplissaient de larmes. Ces petits papillons, en traversant le lac, passaient et repassaient sur notre âme, — sur notre âme toute tendue d’émotion devant tant de beautés, prête à vibrer, — passaient et repassaient comme un archet voluptueux. Le mouvement léger de leur vol n’effleurait pas les eaux, mais caressait nos yeux, nos cœurs, et à chaque coup de leurs petites ailes roses nous manquions de défaillir. Quand nous les aperçûmes qui revenaient de l’autre rive, décelant ainsi qu’ils jouaient et librement se promenaient sur les eaux, une harmonie délicieuse résonna pour nous ; eux cependant revenaient doucement avec mille détours capricieux qui varièrent l’har-