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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

n’avaient pas découragée. Elle fut toujours douce. Plusieurs propos aujourd’hui rapportés nous semblent d’une justesse indulgente et pleine de charme, plusieurs propos d’elle que nous croyions incapable de nous comprendre parce qu’elle ne nous aimait pas. Nous, au contraire, avons parlé d’elle avec tant d’égoïsme injuste et de sévérité. Ne lui devons-nous pas beaucoup d’ailleurs ? Si cette grande marée de l’amour s’est retirée à jamais, pourtant, quand nous nous promenons en nous-mêmes nous pouvons ramasser des coquillages étranges et charmants et, en les portant à l’oreille, entendre avec un plaisir mélancolique et sans plus en souffrir la vaste rumeur d’autrefois. Alors nous songeons avec attendrissement à celle dont notre malheur voulut qu’elle fut plus aimée qu’elle n’aimait. Elle n’est « plus que morte » pour nous. Elle est une morte dont on se souvient affectueusement. La justice veut que nous redressions l’idée que nous avions d’elle. Et par la toute-puissante vertu de la justice, elle ressuscite en esprit dans notre cœur pour paraître à ce jugement dernier que nous rendons loin d’elle, avec calme, les yeux en pleurs.