Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
218
LES PLAISIRS ET LES JOURS

l’expression populaire, qu’il est « mort pour nous ». Les morts, nous les pleurons, nous les aimons encore, nous subissons longtemps l’irrésistible attrait du charme qui leur survit et qui nous ramène souvent près des tombes. L’être au contraire qui nous a fait tout éprouver et de l’essence de qui nous sommes saturés ne peut plus maintenant faire passer sur nous l’ombre même d’une peine ou d’une joie. Il est plus que mort pour nous. Après l’avoir tenu pour la seule chose précieuse de ce monde, après l’avoir maudit, après l’avoir méprisé, il nous est impossible de le juger, à peine les traits de sa figure se précisent-ils encore devant les yeux de notre souvenir, épuisés d’avoir été trop longtemps fixés sur eux. Mais ce jugement sur l’être aimé, jugement qui a tant varié, tantôt torturant de ses clairvoyances notre cœur aveugle, tantôt s’aveuglant aussi pour mettre fin à ce désaccord cruel, doit accomplir une oscillation dernière. Comme ces paysages qu’on découvre seulement des sommets, des hauteurs du pardon apparaît dans sa valeur véritable celle qui était plus que morte pour nous après avoir été notre vie elle-même. Nous savions seulement qu’elle ne nous rendait pas notre amour, nous comprenons maintenant qu’elle avait pour nous une véritable amitié. Ce n’est pas le souvenir qui l’embellit, c’est l’amour qui lui faisait tort. Pour celui qui veut tout, et à qui tout, s’il l’obtenait, ne suffirait pas, recevoir un peu ne semble qu’une cruauté absurde. Maintenant nous comprenons que c’était un don généreux de celle que notre désespoir, notre ironie, notre tyrannie perpétuelle