Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
216
LES PLAISIRS ET LES JOURS

du lendemain, — autant d’ennemis, autant de complots tramés contre moi, — tes pensées de l’heure, — autant de lieues vagues et infranchissables, — me séparaient de toi. Maintenant que je suis loin de toi, cette présence imparfaite, masque fugitif de l’éternelle absence que les baisers soulèvent bien vite, suffirait, il me semble, à me montrer ton vrai visage et à combler les aspirations de mon amour. Il a fallu partir ; que triste et glacé je reste loin de toi ! Mais, par quel enchantement soudain les rêves familiers de notre bonheur recommencent-ils à monter, épaisse fumée sur une flamme claire et brûlante, à monter joyeusement et sans interruption dans ma tête ? Dans ma main, réchauffée sous les couvertures, s’est réveillée l’odeur des cigarettes de roses que tu m’avais fait fumer. J’aspire longuement la bouche collée à ma main le parfum qui, dans la chaleur du souvenir, exhale d’épaisses bouffées de tendresse, de bonheur et de « toi ». Ah ! ma petite bien-aimée, au moment où je peux si bien me passer de toi, où je nage joyeusement dans ton souvenir — qui maintenant emplit la chambre — sans avoir à lutter contre ton corps insurmontable, je te le dis absurdement, je te le dis irrésistiblement, je ne peux pas me passer de toi. C’est ta présence qui donne à ma vie cette couleur fine, mélancolique et chaude comme aux perles qui passent la nuit sur ton corps. Comme elles, je vis et tristement me nuance à ta chaleur, et comme elles, si tu ne me gardais pas sur toi je mourrais.