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LES PLAISIRS ET LES JOURS

grand chagrin, et dont je me souviens avec beaucoup de douceur. Le caractère agreste des lieux, la simplicité de quelques-uns de mes camarades paysans, dont le corps était resté plus beau, plus agile, l’esprit plus original, le cœur plus spontané, le caractère plus naturel que chez les jeunes gens que j’avais fréquentés auparavant et que je fréquentai dans la suite, le calme d’une vie où les occupations sont plus réglées et l’imagination moins asservie que dans toute autre, où le plaisir nous accompagne d’autant plus continuellement que nous n’avons jamais le temps de le fuir en courant à sa recherche, tout concourt à faire aujourd’hui de cette époque de ma vie comme une suite, coupée de lacunes, il est vrai, de petits tableaux pleins de vérité heureuse et de charme sur lesquels le temps a répandu sa tristesse douce et sa poésie.

XIX

vent de mer à la campagne

« Je t’apporterai un jeune pavot, aux pétales de pourpre. »
(Théocrite : Le Cyclope.)

Au jardin, dans le petit bois, à travers la campagne, le vent met une ardeur folle et inutile à disperser les rafales du soleil, à les pourchasser en agitant furieusement les branches du taillis où elles s’étaient d’abord abattues, jusqu’au