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LES PLAISIRS ET LES JOURS

troublant que s’il m’avait directement touché. Je me réveillai brusquement, reconnus ma chambre et comme, dans un orage voisin, un coup de tonnerre suit immédiatement l’éclair, un vertigineux souvenir de bonheur s’identifia plutôt qu’il ne le précéda avec la foudroyante certitude de son mensonge et de son impossibilité. Mais, en dépit de tous les raisonnements, Dorothy B… avait cessé d’être pour moi la femme qu’elle était encore la veille. Le petit sillon laissé dans mon souvenir par les quelques relations que j’avais eues avec elle était presque effacé, comme après une marée puissante qui avait laissé derrière elle, en se retirant, des vestiges inconnus. J’avais un immense désir, désenchanté d’avance, de la revoir, le besoin instinctif et la sage défiance de lui écrire. Son nom prononcé dans une conversation me fit tressaillir, évoqua pourtant l’image insignifiante qui l’eût seule accompagné avant cette nuit, et pendant qu’elle m’était indifférente comme n’importe quelle banale femme du monde, elle m’attirait plus irrésistiblement que les maîtresses les plus chères, ou la plus enivrante destinée. Je n’aurais pas fait un pas pour la voir, et pour l’autre « elle », j’aurais donné ma vie. Chaque heure efface un peu le souvenir du rêve déjà bien défiguré dans ce récit. Je le distingue de moins en moins, comme un livre qu’on veut continuer à lire à sa table quand le jour baissant ne l’éclaire plus assez, quand la nuit vient. Pour l’apercevoir encore un peu, je suis obligé de cesser d’y penser par instants, comme on est obligé de fermer d’abord les yeux pour lire encore quelques caractères dans le