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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

souper ? Tu as des torts à réparer avec moi, des torts anciens. Puis, je t’apprendrai à te passer des autres qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.

— Je t’invite à souper, répondit Dominique avec une gravité affectueuse qu’il ne se connaissait pas.

— Merci, dit l’étranger.

Nulle couronne n’était inscrite au chaton de sa bague, et sur sa parole l’esprit n’avait pas givré ses brillantes aiguilles. Mais la reconnaissance de son regard fraternel et fort enivra Dominique d’un bonheur inconnu.

— Mais si tu veux me garder auprès de toi, il faut congédier tes autres convives.

Dominique les entendit qui frappaient à la porte. Les flambeaux n’étaient pas allumés, il faisait tout à fait nuit.

— Je ne peux pas les congédier, répondit Dominique, je ne peux pas être seul.

— En effet, avec moi, tu serais seul, dit tristement l’étranger. Pourtant tu devrais bien me garder. Tu as des torts anciens envers moi et que tu devrais réparer. Je t’aime plus qu’eux tous et t’apprendrais à te passer d’eux, qui, quand tu seras vieux, ne viendront plus.

— Je ne peux pas, dit Dominique.

Et il sentit qu’il venait de sacrifier un noble bonheur, sur l’ordre d’une habitude impérieuse et vulgaire, qui n’avait plus même de plaisirs à dispenser comme prix à son obéissance.

— Choisis vite, reprit l’étranger suppliant et hautain.

Dominique alla ouvrir la porte aux convives, et en