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LES PLAISIRS ET LES JOURS

— Vous avez été moins aimable tout à l’heure, dit-elle.

— Tout à l’heure ! dis-je étonné, tout à l’heure, mais je ne vous ai pas vue.

— Comment ! Vous ne m’avez pas reconnue ? Il est vrai que vous étiez loin ; je longeais le lac, vous êtes passé fièrement en voiture, je vous ai fait bonjour de la main et j’avais bien envie de monter avec vous pour ne pas être en retard.

— Comment, c’était vous ! m’écriai-je, et j’ajoutai plusieurs fois avec désolation : Oh ! je vous demande bien pardon, bien pardon.

— Comme il a l’air malheureux ! Je vous fais mon compliment, Charlotte, dit la maîtresse de la maison. Mais consolez-vous donc puisque vous êtes avec elle maintenant !

J’étais terrassé, tout mon bonheur était détruit.

Eh bien ! le plus horrible est que cela ne fut pas comme si cela n’avait pas été. Cette image aimante de celle qui ne m’aimait pas, même après que j’eus reconnu mon erreur, changea pour longtemps encore l’idée que je me faisais d’elle. Je tentai un raccommodement, je l’oubliai moins vite et souvent dans ma peine, pour me consoler en m’efforçant de croire que c’étaient les siennes comme je l’avais senti tout d’abord, je fermais les yeux pour revoir ses petites mains qui me disaient bonjour, qui auraient si bien essuyé mes yeux, si bien rafraîchi mon front, ses petites mains gantées qu’elle tendait doucement au bord du lac comme de frêles symboles de paix, d’amour et de