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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

lentement. Je ne la distinguai pas bien d’abord. Elle me fit un petit bonjour de la main, et alors je la reconnus malgré la distance qui nous séparait. C’était elle ! Je la saluai longuement. Et elle continua à me regarder comme si elle avait voulu me voir m’arrêter et la prendre avec moi. Je n’en fis rien, mais je sentis bientôt une émotion presque extérieure s’abattre sur moi, m’étreindre fortement. « Je l’avais bien deviné, m’écriai-je. Il y a une raison que j’ignore et pour laquelle elle a toujours joué l’indifférence. Elle m’aime, chère âme. » Un bonheur infini, une invincible certitude m’envahirent, je me sentis défaillir et j’éclatai en sanglots. La voiture approchait d’Armenonville, j’essuyai mes yeux et devant eux passait, comme pour sécher aussi leurs larmes, le doux salut de sa main, et sur eux se fixaient ses yeux doucement interrogateurs, demandant à monter avec moi.

J’arrivai au dîner radieux. Mon bonheur se répandait sur chacun en amabilité joyeuse, reconnaissante et cordiale, et le sentiment que personne ne savait quelle main inconnue d’eux, la petite main qui m’avait salué, avait allumé en moi ce grand feu de joie dont tous voyaient le rayonnement, ajoutait à mon bonheur le charme des voluptés secrètes. On n’attendait plus que madame de T… et elle arriva bientôt. C’est la plus insignifiante personne que je connaisse, et malgré qu’elle soit plutôt bien faite, la plus déplaisante. Mais j’étais trop heureux pour ne pas pardonner à chacun ses défauts, ses laideurs, et j’allai à elle en souriant d’un air affectueux.