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LES PLAISIRS ET LES JOURS

X

source des larmes qui sont dans les amours passées

Le retour des romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes, si touchant pour le lecteur, est malheureusement bien artificiel. Ce contraste entre l’immensité de notre amour passé et l’absolu de notre indifférence présente, dont mille détails matériels, — un nom rappelé dans la conversation, une lettre retrouvée dans un tiroir, la rencontre même de la personne, ou, plus encore, sa possession après coup pour ainsi dire, — nous font prendre conscience, ce contraste, si affligeant, si plein de larmes contenues, dans une œuvre d’art, nous le constatons froidement dans la vie, précisément parce que notre état présent est l’indifférence et l’oubli, que notre aimée et notre amour ne nous plaisent plus qu’esthétiquement tout au plus, et qu’avec l’amour, le trouble, la faculté de souffrir ont disparu. La mélancolie poignante de ce contraste n’est donc qu’une vérité morale. Elle deviendrait aussi une réalité psychologique si un écrivain la plaçait au commencement de la passion qu’il décrit et non après sa fin.

Souvent, en effet, quand nous commençons d’aimer, avertis par notre expérience et notre sagacité, — malgré la protestation de notre cœur qui a le sentiment ou plutôt l’illusion de l’éternité de son amour, — nous savons qu’un