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LES PLAISIRS ET LES JOURS

soir, me sentant accablé, je lui demandai de rentrer avec la voiture et de me laisser là me reposer un peu à l’air. Nous étions presque arrivés à Honfleur ; l’endroit était bien choisi, contre un mur, à l’entrée d’une double avenue de grands arbres qui protégeaient du vent, l’air était doux ; elle consentit et me quitta. Je me couchai sur le gazon, la figure tournée vers le ciel sombre ; bercé par le bruit de la mer, que j’entendais derrière moi, sans bien la distinguer dans l’obscurité. Je ne tardai pas à m’assoupir.

Bientôt je rêvai que devant moi, le coucher du soleil éclairait au loin le sable et la mer. Le crépuscule tombait, et il me semblait que c’était un coucher de soleil et un crépuscule comme tous les crépuscules et tous les couchers de soleil. Mais on vint m’apporter une lettre, je voulus la lire et je ne pus rien distinguer. Alors seulement je m’aperçus que malgré cette impression de lumière intense et épandue, il faisait très obscur. Ce coucher de soleil était extraordinairement pâle, lumineux sans clarté, et sur le sable magiquement éclairé s’amassaient tant de ténèbres qu’un effort pénible m’était nécessaire pour reconnaître un coquillage. Dans ce crépuscule spécial aux rêves, c’était, comme le coucher d’un soleil malade et décoloré, sur une grève polaire. Mes chagrins s’étaient soudain dissipés ; les décisions de mon père, les sentiments de Pia, la mauvaise foi de mes ennemis me dominaient encore, mais sans plus m’écraser, comme une nécessité naturelle et devenue indifférente. La contradiction de ce resplendissement obscur, le miracle de cette trêve enchantée à mes