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LES PLAISIRS ET LES JOURS

y mêlèrent ceux qu’ils exprimaient et l’aidèrent à mieux rêver les siens, n’avez-vous rien retenu d’elle, et ne m’en direz-vous rien ?

Romans, parce qu’elle a songé à son tour la vie de vos personnages et de votre poète ; cartes, parce qu’à sa manière elle ressentit avec vous le calme et parfois les fièvres des vives intimités, n’avez-vous rien gardé de sa pensée que vous avez distraite ou remplie, de son cœur que vous avez ouvert ou consolé ?

Cartes, romans, pour avoir tenu si souvent dans sa main, être restés si longtemps sur sa table ; dames, rois ou valets, qui furent les immobiles convives de ses fêtes les plus folles ; héros de romans et héroïnes qui songiez auprès de son lit sous les feux croisés de sa lampe et de ses yeux votre songe silencieux et plein de voix pourtant, vous n’avez pu laisser évaporer tout le parfum dont l’air de sa chambre, le tissu de ses robes, le toucher de ses mains ou de ses genoux vous imprégna.

Vous avez conservé les plis dont sa main joyeuse ou nerveuse vous froissa ; les larmes qu’un chagrin de livre ou de vie lui firent couler, vous les gardez peut-être encore prisonnières ; le jour qui fit briller ou blessa ses yeux vous a donné cette chaude couleur. Je vous touche en frémissant, anxieux de vos révélations, inquiet de votre silence. Hélas ! peut-être, comme vous, êtres charmants et fragiles, elle fut l’insensible, l’inconscient témoin de sa propre grâce. Sa plus réelle beauté fut peut-être dans mon désir. Elle a vécu sa vie, mais peut-être seul, je l’ai rêvée.