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LES PLAISIRS ET LES JOURS

s’élargir jusqu’à l’infini du mystère et des destinées ; telle adorée qui le tint si fort que rien ne lui était plus que ce qu’il pouvait faire servir à son adoration pour elle, qui le tint si fort, et qui maintenant s’en allait si vague qu’il ne la retenait plus, ne retenait même plus l’odeur disséminée des pans fuyants de son manteau, il se crispait pour le revivre, le ressusciter et le clouer devant lui comme des papillons. Et chaque fois, c’était plus difficile. Et il n’avait toujours attrapé aucun des papillons, mais chaque fois il leur avait ôté avec ses doigts un peu du mirage de leurs ailes ; ou plutôt il les voyait dans le miroir, se heurtait vainement au miroir pour les toucher, mais le ternissait un peu chaque fois et ne les voyait plus qu’indistincts et moins charmants. Et ce miroir terni de son cœur, rien ne pouvait plus le laver, maintenant que les souffles purifiants de la jeunesse ou du génie ne passeraient plus sur lui, — par quelle loi inconnue de nos saisons, quel mystérieux équinoxe de notre automne ?…

Et chaque fois il avait moins de peine de les avoir perdus, ces baisers dans cette bouche, et ces heures infinies, et ces parfums qui le faisaient, avant, délirer.

Et il eut de la peine d’en avoir moins de peine, puis cette peine-là même disparut. Puis toutes les peines partirent, toutes, il n’y avait pas à faire partir les plaisirs ; ils avaient fui depuis longtemps sur leurs talons ailés sans détourner la tête, leurs rameaux en fleurs à la main, fui cette demeure qui n’était plus assez jeune pour eux. Puis, comme tous les hommes, il mourut.