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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

qui dépeignait sa vie sans la raconter, dans sa couleur passionnée seulement, d’une manière très vague et très particulière en même temps, avec une grande puissance touchante. Il y avait des évocations de baisers dans la bouche — dans une bouche fraîche où il eût sans hésiter laissé son âme, et qui depuis s’était détournée de lui, — qui le faisaient pleurer longtemps. Et malgré qu’il fût bien faible et désabusé, quand il vidait d’un trait un peu de ces souvenirs encore vivants, comme un verre de vin chaleureux et mûri au soleil qui avait dévoré sa vie, il sentait un bon frisson tiède, comme le printemps en donne à nos convalescences et l’âtre d’hiver à nos faiblesses. Le sentiment que son vieux corps usé avait tout de même brûlé de pareilles flammes, lui donnait un regain de vie, — brûlé de pareilles flammes dévorantes. Puis, songeant que ce qui s’en couchait ainsi tout de son long sur lui, c’en étaient seulement les ombres démesurées et mouvantes, insaisissables, hélas ! et qui bientôt se confondraient toutes ensemble dans l’éternelle nuit, il se remettait à pleurer.

Alors tout en sachant que ce n’étaient que des ombres, des ombres de flammes qui s’en étaient couru brûler ailleurs, que jamais il ne reverrait plus, il se prit pourtant à adorer ces ombres et à leur prêter comme une chère existence par contraste avec l’oubli absolu de bientôt. Et tous ces baisers et tous ces cheveux baisés et toutes ces choses de larmes et de lèvres, de caresses versées comme du vin pour griser, et de désespérances accrues comme la musique ou comme le soir pour le bonheur de se sentir