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LES PLAISIRS ET LES JOURS

VII

— Mon capitaine, dit son ordonnance, quelques jours après que fut installée la petite maison où il devait vivre, maintenant qu’il était en retraite, jusqu’à sa mort (sa maladie de cœur ne pouvait plus la faire longtemps attendre), mon capitaine, peut-être que des livres, maintenant que vous ne pouvez plus faire l’amour, ni vous battre, vous distrairaient un peu ; qu’est-ce qu’il faut aller vous acheter ?

— Ne m’achète rien ; pas de livres ; ils ne peuvent rien me dire d’aussi intéressant que ce que j’ai fait, et puisque je n’ai pas longtemps pour cela, je ne veux plus que rien me distraie de m’en souvenir. Donne la clef de ma grande caisse, c’est ce qu’il y a dedans que je lirai tous les jours.

Et il en sortit des lettres, une mer blanchâtre, parfois teintée, de lettres, des très longues, des lettres d’une ligne seulement, sur des cartes, avec des fleurs fanées, des objets, des petits mots de lui-même pour se rappeler les entours du moment où il les avait reçues et des photographies abîmées malgré les précautions, comme ces reliques qu’a usées la piété même des fidèles : ils les embrassent trop souvent. Et toutes ces choses-là étaient très anciennes, et il y en avait de femmes mortes, et d’autres qu’il n’avait plus vues depuis plus de dix ans.

Il y avait dans tout cela des petites choses précises de sensualité ou de tendresse sur presque rien des circonstances de sa vie, et c’était comme une fresque très vaste