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LES PLAISIRS ET LES JOURS

un amour purement cérébral. Il restait pendant des heures à sa fenêtre pour la voir passer, pleurait s’il ne la voyait pas, pleurait plus encore s’il l’avait vue. Il passait de très rares, de très brefs instants auprès d’elle. Il cessa de dormir, de manger. Un jour, il se jeta de sa fenêtre. On crut d’abord que le désespoir de n’approcher jamais son amie l’avait décidé à mourir. On apprit qu’au contraire il venait de causer très longuement avec elle : elle avait été extrêmement gentille pour lui. Alors on supposa qu’il avait renoncé aux jours insipides qui lui restaient à vivre, après cette ivresse qu’il n’aurait peut-être plus l’occasion de renouveler. De fréquentes confidences, faites autrefois à un de ses amis, firent induire enfin qu’il éprouvait une déception chaque fois qu’il voyait la souveraine de ses rêves ; mais dès qu’elle était partie, son imagination féconde rendait tout son pouvoir à la petite fille absente, et il recommençait à désirer la voir. Chaque fois, il essayait de trouver dans l’imperfection des circonstances la raison accidentelle de sa déception. Après cette entrevue suprême où il avait, à sa fantaisie déjà habile, conduit son amie jusqu’à la haute perfection dont sa nature était susceptible, comparant avec désespoir cette perfection imparfaite à l’absolue perfection dont il vivait, dont il mourait, il se jeta par la fenêtre. Depuis, devenu idiot, il vécut fort longtemps, ayant gardé de sa chute l’oubli de son âme, de sa pensée, de la parole de son amie qu’il rencontrait sans la voir. Elle, malgré les supplications, les menaces, l’épousa et mourut plusieurs années après sans être parvenue à se