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RÊVERIES COULEUR DU TEMPS

préféré pour ne le quitter jamais, à l’inconnu de la terre et de la vie ; le jeune homme rêve au charme mystérieux de celle qu’il aime, la jeune mère à l’avenir de son enfant, la femme autrefois troublée découvre, au fond de ces heures claires, sous les dehors froids de son mari, un regret douloureux qui lui fait pitié. Le père en suivant des yeux la fumée qui monte au-dessus d’un toit s’attarde aux scènes paisibles de son passé qu’enchante dans le lointain la lumière du soir ; il songe à sa mort prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort ; et ainsi l’âme de la famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.

Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit, pour une famille qui a une âme, qu’il est plus doux encore que cette âme puisse, le soir, s’incarner dans une voix, dans la voix claire et intarissable d’une jeune fille ou d’un jeune homme qui a reçu le don de la musique et du chant. L’étranger passant devant la porte du jardin où la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un rêve religieux ; mais si l’étranger sans entendre le chant, apercevait l’assemblée des parents et des amis qui l’écoutent, combien plus encore elle lui semblerait assister à une invisible messe, c’est-à-dire, malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des expressions manifesterait l’unité véritable des âmes, momentanément réalisée par la sympathie pour un même drame idéal,