Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
LES PLAISIRS ET LES JOURS

de jeunes pousses. Le souffle du vent charmé mêle au parfum du passé la fraîche odeur des lilas. Les statues qui sur nos places publiques effrayent comme des folles, rêvent ici dans les charmilles comme des sages sous la verdure lumineuse qui protège leur blancheur. Les bassins au fond desquels se prélasse le ciel bleu luisent comme des regards. De la terrasse du bord de l’eau, on aperçoit, sortant du vieux quartier du quai d’Orsay, sur l’autre rive et comme dans un autre siècle, un hussard qui passe. Les liserons débordent follement des vases couronnés de géraniums. Ardent de soleil, l’héliotrope brûle ses parfums. Devant le Louvre s’élancent des roses trémières, légères comme des mâts, nobles et gracieuses comme des colonnes, rougissantes comme des jeunes filles. Irisés de soleil et soupirants d’amour, les jets d’eau montent vers le ciel. Au bout de la terrasse, un cavalier de pierre lancé sans changer de place dans un galop fou, les lèvres collées à une trompette joyeuse, incarne toute l’ardeur du Printemps.

Mais le ciel s’est assombri, il va pleuvoir. Les bassins, où nul azur ne brille plus, semblent des yeux vides de regards ou des vases pleins de larmes. L’absurde jet d’eau, fouetté par la brise, élève de plus en plus vite vers le ciel son hymne maintenant dérisoire. L’inutile douceur des lilas est d’une tristesse infinie. Et là-bas, la bride abattue, ses pieds de marbre excitant d’un mouvement immobile et furieux le galop vertigineux et fixé de son cheval, l’inconscient cavalier trompette sans fin sur le ciel noir.