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LES PLAISIRS ET LES JOURS

tôt irrésistiblement sympathique, il prit tour à tour les rues où il pouvait espérer de rencontrer chacune, et si ses prévisions s’étaient réalisées, il eût abordé l’inconnu ou l’indifférent sans peur, avec un tressaillement doux. Sur la chute d’un décor planté trop près, la vie s’étendait au loin devant lui dans tout le charme de sa nouveauté et de son mystère, en paysages amis qui l’invitaient. Et le regret que ce fût le mirage ou la réalité d’un seul soir le désespérait, il ne ferait plus jamais rien d’autre que de dîner et de boire aussi bien, pour revoir d’aussi belles choses. Il souffrait seulement de ne pouvoir atteindre immédiatement tous les sites qui étaient disposés çà et là dans l’infini de sa perspective, loin de lui. Alors il fut frappé du bruit de sa voix un peu grossie et exagérée qui répétait depuis un quart d’heure : « la vie est triste, c’est idiot » (ce dernier mot était souligné d’un geste sec du bras droit et il remarqua le brusque mouvement de sa canne). Il se dit avec tristesse que ces paroles machinales étaient une bien banale traduction de pareilles visions qui, pensa-t-il, n’étaient peut-être pas exprimables.

« Hélas ! sans doute l’intensité de mon plaisir ou de mon regret est seule centuplée, mais le conteur intellectuel en reste le même. Mon bonheur est nerveux, personnel, intraduisible à d’autres, et si j’écrivais en ce moment, mon style aurait les mêmes qualités, les mêmes défauts, hélas ! la même médiocrité que d’habitude. » Mais le bien-être physique qu’il éprouvait le garda d’y penser plus longtemps et lui donna immédiatement la consolation suprême, l’ou-