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UN DÎNER EN VILLE

émaux somptueux, des orfèvreries sans défaut, » l’entrain et la satisfaction reparurent sur tous les visages. Une discussion sur les anarchistes fut plus grave. Mais madame Fremer, comme s’inclinant avec résignation devant la fatalité d’une loi naturelle, dit lentement : « À quoi bon tout cela ? il y aura toujours des riches et des pauvres. » Et tous ces gens dont le plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés de cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.

II

après dîner

Honoré, sentant que le mélange des vins lui avait un peu tourné la tête, partit sans dire adieu, prit en bas son pardessus et commença à descendre à pied les Champs-Élysées. Il se sentait une joie extrême. Les barrières d’impossibilité qui ferment à nos désirs et à nos rêves le champ de la réalité étaient rompues et sa pensée circulait joyeusement à travers l’irréalisable en s’exaltant de son propre mouvement.

Les mystérieuses avenues qu’il y a entre chaque être humain et au fond desquelles se couche peut-être chaque soir un soleil insoupçonné de joie ou de désolation l’attiraient. Chaque personne à qui il pensait lui devenait aussi-