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LES PLAISIRS ET LES JOURS

qui veut arriver aux premières places. Et pourtant, cette terrible femme était capable de se réhumaniser. Son voisin venait de lui dire qu’il avait admiré au Parc Monceau sa petite fille. Aussitôt elle avait rompu son silence indigné. Elle avait éprouvé pour cet obscur comptable une sympathie reconnaissante et pure qu’elle eût été peut-être incapable d’éprouver pour un prince, et maintenant ils causaient comme de vieux amis.

Madame Fremer présidait aux conversations avec une satisfaction visible causée par le sentiment de la haute mission qu’elle accomplissait. Habituée à présenter les grands écrivains aux duchesses, elle semblait, à ses propres yeux, une sorte de ministre des Affaires étrangères tout-puissant et qui même dans le protocole portait un esprit souverain. Ainsi un spectateur qui digère au théâtre voit au-dessous de lui puisqu’il les juge, artistes, public, auteur, règles de l’art dramatique, génie. La conversation allait d’ailleurs d’une allure assez harmonieuse. On en était arrivé à ce moment des dîners où les voisins touchent le genou des voisines ou les interrogent sur leurs préférences littéraires selon les tempéraments et l’éducation, selon la voisine surtout. Un instant, un accroc parut inévitable. Le beau voisin d’Honoré ayant essayé avec l’imprudence de la jeunesse d’insinuer que dans l’œuvre de Hérédia il y avait peut-être plus de pensée qu’on ne le disait généralement, les convives troublés dans leurs habitudes d’esprit prirent un air morose. Mais madame Fremer s’étant aussitôt écriée : « Au contraire, ce ne sont que d’admirables camées, des