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UN DÎNER EN VILLE

pensives, et promenait autour d’elle des regards désespérés et profonds qui noyaient les convives impressionnables sous les torrents de leur mélancolie. Sa conversation exquise se parait négligemment des élégances fanées et si charmantes d’un scepticisme déjà ancien. On venait d’avoir une discussion, et cette personne si absolue dans la vie et qui estimait qu’il n’y avait qu’une manière de s’habiller répétait à chacun : « Mais, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas tout dire, tout penser ? Je peux avoir raison, vous aussi. Comme c’est terrible et étroit d’avoir une opinion. » Son esprit n’était pas comme son corps, habillé à la dernière mode, et elle plaisantait aisément les symbolistes et les croyants. Mais il en était de son esprit comme de ces femmes charmantes qui sont assez belles et vives pour plaire vêtues de vieilleries. C’était peut-être d’ailleurs coquetterie voulue. Certaines idées trop crues auraient éteint son esprit comme certaines couleurs qu’elle s’interdisait son teint.

À son joli voisin, Honoré avait donné de ces différentes figures une esquisse rapide et si bienveillante que, malgré leurs différences profondes, elles semblaient toutes pareilles, la brillante madame de Torreno, la spirituelle duchesse de D…, la belle madame Lenoir. Il avait négligé leur seul trait commun, ou plutôt la même folie collective, la même épidémie régnante dont tous étaient atteints, le snobisme. Encore, selon leurs natures, affectait-il des formes bien différentes et il y avait loin du snobisme imaginatif et poétique de madame Lenoir au snobisme conquérant de madame de Torreno, avide comme un fonctionnaire