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LES PLAISIRS ET LES JOURS

m’étreignait, ses mains furetant le long de mon corps. Alors tandis que le plaisir me tenait de plus en plus, je sentais s’éveiller, au fond de mon cœur, une tristesse et une désolation infinies ; il me semblait que je faisais pleurer l’âme de ma mère, l’âme de mon ange gardien, l’âme de Dieu. Je n’avais jamais pu lire sans des frémissements d’horreur le récit des tortures que des scélérats font subir à des animaux, à leur propre femme, à leurs enfants ; il m’apparaissait confusément maintenant que dans tout acte voluptueux et coupable il y à autant de férocité de la part du corps qui jouit, et qu’en nous autant de bonnes intentions, autant d’anges purs sont martyrisés et pleurent.

Bientôt mes oncles auraient fini leur partie de cartes et allaient revenir. Nous allions les devancer, je ne faillirais plus, c’était la dernière fois… Alors, au-dessus de la cheminée, je me vis dans la glace. Toute cette vague angoisse de mon âme n’était pas peinte sur ma figure, mais toute elle respirait, des yeux brillants aux joues enflammées et à la bouche offerte, une joie sensuelle, stupide et brutale. Je pensais alors à l’horreur de quiconque m’ayant vue tout à l’heure embrasser ma mère avec une mélancolique tendresse, me verrait ainsi transfigurée en bête. Mais aussitôt se dressa dans la glace, contre ma figure, la bouche de Jacques, avide sous ses moustaches. Troublée jusqu’au plus profond de moi-même, je rapprochai ma tête de la sienne, quand en face de moi je vis, oui, je le dis comme cela était, écoutez-moi puisque je peux vous le dire, sur le balcon, devant la fenêtre, je vis ma mère qui me regardait