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LES PLAISIRS ET LES JOURS

qui se reflétait exactement dans mon cœur. Ma mère, d’ailleurs, comme s’il y avait eu entre elle et mon âme, malgré qu’elle fût dans une ignorance absolue de mes fautes, une solidarité mystérieuse, était à peu près guérie. « Il faut la ménager quinze jours, avait dit le médecin, et après cela il n’y aura plus de rechute possible ! » Ces seuls mots étaient pour moi la promesse d’un avenir de bonheur dont la douceur me faisait fondre en larmes. Ma mère avait ce soir-là une robe plus élégante que de coutume, et, pour la première fois depuis la mort de mon père, déjà ancienne pourtant de dix ans, elle avait ajouté un peu de mauve à son habituelle robe noire. Elle était toute confuse d’être ainsi habillée comme quand elle était plus jeune, et triste et heureuse d’avoir fait violence à sa peine et à son deuil pour me faire plaisir et fêter ma joie. J’approchai de son corsage un œillet rose qu’elle repoussa d’abord, puis qu’elle attacha, parce qu’il venait de moi, d’une main un peu hésitante, honteuse. Au moment où on allait se mettre à table, j’attirai près de moi vers la fenêtre son visage délicatement reposé de ses souffrances passées, et je l’embrassai avec passion. Je m’étais trompée en disant que je n’avais jamais retrouvé la douceur du baiser aux Oublis. Le baiser de ce soir-là fut aussi doux qu’aucun autre. Ou plutôt ce fut le baiser même des Oublis qui, évoqué par l’attrait d’une minute pareille, glissa doucement du fond du passé et vint se poser entre les joues de ma mère encore un peu pâles et mes lèvres.

On but à mon prochain mariage. Je ne buvais jamais