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LES PLAISIRS ET LES JOURS

IV

« À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve jamais… jamais ! »
(Baudelaire.)

L’hiver de ma vingtième année, la santé de ma mère, qui n’avait jamais été vigoureuse, fut très ébranlée. J’appris qu’elle avait le cœur malade, sans gravité d’ailleurs, mais qu’il fallait lui éviter tout ennui. Un de mes oncles me dit que ma mère désirait me voir me marier. Un devoir précis, important se présentait à moi. J’allais pouvoir prouver à ma mère combien je l’aimais. J’acceptai la première demande qu’elle me transmit en l’approuvant, chargeant ainsi, à défaut de volonté, la nécessité, de me contraindre à changer de vie. Mon fiancé était précisément le jeune homme qui, par son extrême intelligence, sa douceur et son énergie, pouvait avoir sur moi la plus heureuse influence. Il était, de plus, décidé à habiter avec nous. Je ne serais pas séparée de ma mère, ce qui eût été pour moi la peine la plus cruelle.

Alors j’eus le courage de dire toutes mes fautes à mon confesseur. Je lui demandai si je devais le même aveu à mon fiancé. Il eut la pitié de m’en détourner, mais me fit prêter le serment de ne jamais retomber dans mes erreurs et me donna l’absolution. Les fleurs tardives que la joie fit éclore dans mon cœur que je croyais à jamais stérile