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LES PLAISIRS ET LES JOURS

ces années-là. Jamais, tout occupée au désir d’être admirée dans une loge élégante, je n’ai senti moins profondément la musique. J’écoutais et je n’entendais rien. Si par hasard j’entendais, j’avais cessé de voir tout ce que la musique sait dévoiler. Mes promenades aussi avaient été comme frappées de stérilité. Les choses qui autrefois suffisaient à me rendre heureuse pour toute la journée, un peu de soleil jaunissant l’herbe, le parfum que les feuilles mouillées laissent s’échapper avec les dernières gouttes de pluie, avaient perdu comme moi leur douceur et leur gaieté. Les bois, le ciel, les eaux semblaient se détourner de moi, et si, restée seule avec eux face à face, je les interrogeais anxieusement, ils ne murmuraient plus ces réponses vagues qui me ravissaient autrefois. Les hôtes divins qu’annoncent les voix des eaux, des feuillages et du ciel daignent visiter seulement les cœurs qui, en habitant en eux-mêmes, se sont purifiés.

C’est alors qu’à la recherche d’un remède inverse et parce que je n’avais pas le courage de vouloir le véritable qui était si près, et hélas ! si loin de moi, en moi-même, je me laissai de nouveau aller aux plaisirs coupables, croyant ranimer par là la flamme éteinte par le monde. Ce fut en vain. Retenue par le plaisir de plaire, je remettais de jour en jour la décision définitive, le choix, l’acte vraiment libre, l’option pour la solitude. Je ne renonçai pas à l’un de ces deux vices pour l’autre. Je les mêlai. Que dis-je ? chacun se chargeant de briser tous les obstacles de pensée, de sentiment, qui auraient