Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/195

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
148
LES PLAISIRS ET LES JOURS

plus distinctement, moi confusément, mais avec beaucoup de force, qu’elle ne serait que l’image projetée dans ma vie de la création par moi-même et en moi-même de cette volonté qu’elle avait conçue et couvée. Mais toujours je l’ajournais au lendemain. Je me donnais du temps, je me désolais parfois de le voir passer, mais il y en avait encore tant devant moi ! Pourtant j’avais un peu peur, et sentais vaguement que l’habitude de me passer ainsi de vouloir commençait à peser sur moi de plus en plus fortement à mesure qu’elle prenait plus d’années, me doutant tristement que les choses ne changeraient pas tout d’un coup, et qu’il ne fallait guère compter, pour transformer ma vie et créer ma volonté, sur un miracle qui ne m’aurait coûté aucune peine. Désirer avoir de la volonté n’y suffisait pas. Il aurait fallu précisément ce que je ne pouvais sans volonté : le vouloir.

III

Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.

(Baudelaire.)

Pendant ma seizième année, je traversai une crise qui me rendit souffrante. Pour me distraire, on me fit débuter dans le monde. Des jeunes gens prirent l’habitude de venir me voir. Un d’entre eux était pervers et méchant. Il avait des manières à la fois douces et hardies. C’est de lui que je