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LA CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE

des puissances sinon de volonté, au moins d’imagination et de sentiment qui s’agitaient en moi, appelaient tumultueusement la destinée où elles se réaliseraient et frappaient à coups répétés à la cloison de mon cœur comme pour l’ouvrir et se précipiter hors de moi, dans la vie. Si, alors, je sautais de toutes mes forces, si j’embrassais mille fois ma mère, courais au loin en avant comme un jeune chien, ou restée indéfiniment en arrière à cueillir des coquelicots et des bleuets, les rapportais en poussant des cris, c’était moins pour la joie de la promenade elle-même et de ces cueillettes que pour épancher mon bonheur de sentir en moi toute cette vie prête à jaillir, à s’étendre à l’infini, dans des perspectives plus vastes et plus enchanteresses que l’extrême horizon des forêts et du ciel que j’aurais voulu atteindre d’un seul bond. Bouquets de bleuets, de trèfles et de coquelicots, si je vous emportais avec tant d’ivresse, les yeux ardents, toute palpitante, si vous me faisiez rire et pleurer, c’est que je vous composais avec toutes mes espérances d’alors, qui maintenant, comme vous, ont séché, ont pourri, et sans avoir fleuri comme vous, sont retournées à la poussière.

Ce qui désolait ma mère, c’était mon manque de volonté. Je faisais tout par l’impulsion du moment. Tant qu’elle fut toujours donnée par l’esprit ou par le cœur, ma vie, sans être tout à fait bonne, ne fut pourtant pas vraiment mauvaise. La réalisation de tous mes beaux projets de travail, de calme, de raison, nous préoccupait par dessus tout, ma mère et moi, parce que nous sentions, elle