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LES PLAISIRS ET LES JOURS

emblèmes, mais douces et veloutées, souvent mauves, parfois violettes, presque noires, avec de gracieuses et mystérieuses images jaunes, quelques-unes entièrement blanches et d’une frêle innocence. Je les cueille toutes maintenant dans mon souvenir, ces pensées, leur tristesse s’est accrue d’avoir été comprises, la douceur de leur velouté est à jamais disparue.


II

Comment toute cette eau fraîche de souvenirs a-t-elle pu jaillir encore une fois et couler dans mon âme impure d’aujourd’hui sans s’y souiller ? Quelle vertu possède cette matinale odeur de lilas pour traverser tant de vapeurs fétides sans s’y mêler et s’y affaiblir ? Hélas ! en même temps qu’en moi, c’est bien loin de moi, c’est hors de moi que mon âme de quatorze ans se réveille encore. Je sais bien qu’elle n’est plus mon âme et qu’il ne dépend plus de moi qu’elle la redevienne. Alors pourtant je ne croyais pas que j’en arriverais un jour à la regretter. Elle n’était que pure, j’avais à la rendre forte et capable dans l’avenir des plus hautes tâches. Souvent aux Oublis, après avoir été avec ma mère au bord de l’eau pleine des jeux du soleil et des poissons, pendant les chaudes heures du jour, — ou le matin et le soir me promenant avec elle dans les champs, je rêvais avec confiance cet avenir qui n’était jamais assez beau au gré de son amour, de mon désir de lui plaire, et