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LA CONFESSION D’UNE JEUNE FILLE

sante, débordait, j’étais tout âme. Une divine douceur émanait de ma mère et de mon innocence revenue. Je sentis bientôt sous mes narines une odeur aussi pure et aussi fraîche. C’était un lilas dont une branche cachée par l’ombrelle de ma mère était déjà fleurie et qui, invisible, embaumait. Tout en haut des arbres, les oiseaux chantaient de toutes leurs forces. Plus haut, entre les cimes vertes, le ciel était d’un bleu si profond qu’il semblait à peine l’entrée d’un ciel où l’on pourrait monter sans fin. J’embrassai ma mère. Jamais je n’ai retrouvé la douceur de ce baiser. Elle repartit le lendemain et ce départ-là fut plus cruel que tous ceux qui avaient précédé. En même temps que la joie il me semblait que c’était maintenant que j’avais une fois péché, la force, le soutien nécessaires qui m’abandonnaient.

Toutes ces séparations m’apprenaient malgré moi ce que serait l’irréparable qui viendrait un jour, bien que jamais à cette époque je n’aie sérieusement envisagé la possibilité de survivre à ma mère. J’étais décidée à me tuer dans la minute qui suivrait sa mort. Plus tard, l’absence porta d’autres enseignements plus amers encore, qu’on s’habitue à l’absence, que c’est la plus grande diminution de soi-même, la plus humiliante souffrance de sentir qu’on n’en souffre plus. Ces enseignements d’ailleurs devaient être démentis dans la suite. Je repense surtout maintenant au petit jardin où je prenais avec ma mère le déjeuner du matin et où il y avait d’innombrables pensées. Elles m’avaient toujours paru un peu tristes, graves comme des