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MÉLANCOLIQUE VILLÉGIATURE

Comment madame de Breyves supportera-t-elle ce retour à Paris où lui ne reviendra qu’en janvier ? Que fera-t-elle d’ici là ? Que fera-t-elle, que fera-t-il après ?

Vingt fois j’ai voulu partir pour Biarritz, et ramener M. de Laléande. Les conséquences seraient peut-être terribles, mais je n’ai pas à l’examiner, elle ne le permet point. Mais je me désole de voir ces petites tempes battues du dedans jusqu’à en être brisées par les coups sans trêve de cet amour inexplicable. Il rythme toute sa vie sur un mode d’angoisse. Souvent elle imagine qu’il va venir à Trouville, s’approcher d’elle, lui dire qu’il l’aime. Elle le voit, ses yeux brillent. Il lui parle avec cette voix blanche du rêve qui nous défend de croire tout en même temps qu’il nous force à écouter. C’est lui. Il lui dit ces paroles qui nous font délirer, malgré que nous ne les entendions jamais qu’en songe, quand nous y voyons briller, si attendrissant, le divin sourire confiant des destinées qui s’unissent. Aussitôt le sentiment que les deux mondes de la réalité et de son désir sont parallèles, qu’il leur est aussi impossible de se rejoindre qu’à l’ombre le corps qui l’a projetée, la réveille. Alors se souvenant de la minute au vestiaire où son coude frôla son coude, où il lui offrit ce corps qu’elle pourrait maintenant serrer contre le sien si elle avait voulu, si elle avait su, et qui est peut-être à jamais loin d’elle, elle sent des cris de désespoir et de révolte la traverser tout entière comme ceux qu’on entend sur les vaisseaux qui vont sombrer. Si, se promenant sur la plage ou dans les bois elle laisse un plaisir de