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LES PLAISIRS ET LES JOURS

Biarritz est un des seuls ornements de sa chambre. Elle prête à l’un des promeneurs qu’on y voit sans le distinguer les traits de M. de Laléande. Si elle savait la mauvaise musique qu’il aime et qu’il joue, les romances méprisées prendraient sans doute sur son piano et bientôt dans son cœur la place des symphonies de Beethoven et des drames de Wagner, par un abaissement sentimental de son goût, et par le charme que celui d’où lui vient tout charme et toute peine projetterait sur elles. Parfois l’image de celui qu’elle a vu seulement deux ou trois fois et pendant quelques instants, qui tient une si petite place dans les événements extérieurs de sa vie et qui en a pris une dans sa pensée et dans son cœur absorbante jusqu’à les occuper tout entiers, se trouble devant les yeux fatigués de sa mémoire. Elle ne le voit plus, ne se rappelle plus ses traits, sa silhouette, presque plus ses yeux. Cette image, c’est pourtant tout ce qu’elle a de lui. Elle s’affole à la pensée qu’elle la pourrait perdre, que le désir — qui, certes, la torture, mais qui est tout elle-même maintenant, en lequel elle s’est toute réfugiée, après avoir tout fui, auquel elle tient comme on tient à sa conservation, à la vie, bonne ou mauvaise — pourrait s’évanouir et qu’il ne resterait plus que le sentiment d’un malaise et d’une souffrance de rêve, dont elle ne saurait plus l’objet qui les cause, ne le verrait même plus dans sa pensée et ne l’y pourrait plus chérir. Mais voici que l’image de M. de Laléande est revenue après ce trouble momentané de vision intérieure. Son chagrin peut recommencer et c’est presque une joie.