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MÉLANCOLIQUE VILLÉGIATURE

continue que son existence personnelle, se traduisant aussi effectivement par des actes, s’en distinguant seulement par une conscience plus aiguë, moins intermittente, plus riche. Qu’il serait étonné s’il savait que lui, peu recherché d’ordinaire sous ses espèces matérielles, est subitement évoqué où qu’aille madame de Breyves, au milieu des gens du plus de talent, dans les salons les plus fermés, dans les paysages qui se suffisent le plus à eux-mêmes, et qu’aussitôt cette femme si aimée n’a plus de tendresse, de pensée, d’attention, que pour le souvenir de cet intrus devant qui tout s’efface comme si lui seul avait la réalité d’une personne et si les personnes présentes étaient vaines comme des souvenirs et comme des ombres.

Que madame de Breyves se promène avec un poète ou déjeune chez une archiduchesse, qu’elle quitte Trouville pour la montagne ou pour les champs, qu’elle soit seule et lise, ou cause avec l’ami le mieux aimé, qu’elle monte à cheval ou qu’elle dorme, le nom, l’image de M. de Laléande est sur elle, délicieusement, cruellement, inévitablement, comme le ciel est sur nos têtes. Elle en est arrivée, elle qui détestait Biarritz, à trouver à tout ce qui touche à cette ville un charme douloureux et troublant. Elle s’inquiète des gens qui y sont, qui le verront peut-être sans le savoir, qui vivront peut-être avec lui sans en jouir. Pour ceux-là elle est sans rancune, et sans oser leur donner de commissions, elle les interroge sans cesse, s’étonnant parfois qu’on l’entende tant parler à l’entour de son secret sans que personne l’ait découvert. Une grande photographie de