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LES PLAISIRS ET LES JOURS

la guérir. Si elle aimait M. de Laléande pour sa beauté ou pour son esprit, on pourrait chercher pour la distraire un jeune homme plus spirituel ou plus beau. Si c’était sa bonté ou son amour pour elle qui l’avait attachée à lui, un autre pourrait essayer de l’aimer avec plus de fidélité. Mais M. de Laléande n’est ni beau ni intelligent. Il n’a pas eu l’occasion de lui prouver s’il était tendre ou dur, oublieux ou fidèle. C’est donc bien lui qu’elle aime et non des mérites ou des charmes qu’on pourrait trouver à un aussi haut degré chez d’autres ; c’est bien lui qu’elle aime malgré ses imperfections, malgré sa médiocrité ; elle est donc destinée à l’aimer malgré tout. Lui, savait-elle ce que c’était ? sinon qu’il en émanait pour elle de tels frissons de désolation ou de béatitude que tout le reste de sa vie et des choses ne comptait plus. La figure la plus belle, la plus, originale intelligence n’auraient pas cette essence particulière et mystérieuse, si unique, que jamais une personne humaine n’aura son double exact dans l’infini des mondes ni dans l’éternité du temps. Sans Geneviève de Buivre, qui la conduisit innocemment chez madame d’A…, tout cela n’eût pas été. Mais les circonstances se sont enchaînées et l’ont emprisonnée, victime d’un mal sans remède, parce qu’il est sans raison. Certes, M. de Laléande, qui promène sans doute en ce moment sur la plage de Biarritz une vie médiocre et des rêves chétifs, serait bien étonné s’il savait l’autre existence miraculeusement intense au point de tout se subordonner, d’annihiler tout ce qui n’est pas elle, qu’il a dans l’âme de madame de Breyves, existence aussi