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LES PLAISIRS ET LES JOURS

qu’elle n’avait su ni le rejeter tout d’abord comme un insupportable poison, ni s’en guérir ensuite. Elle maudissait ses yeux d’abord et peut-être avant eux son détestable esprit de coquetterie et de curiosité qui les avait épanouis comme des fleurs pour tenter ce jeune homme, puis qui l’avait exposée aux regards de M. de Laléande, certains comme des traits et d’une plus invincible douceur que si ç’avaient été des piqûres de morphine. Elle maudissait son imagination aussi ; elle avait si tendrement nourri son amour que Françoise se demandait parfois si seule aussi son imagination ne l’avait pas enfanté, cet amour qui maintenant maîtrisait sa mère et la torturait. Elle maudissait sa finesse aussi, qui avait si habilement, si bien et si mal arrangé tant de romans pour le revoir que leur décevante impossibilité l’avait peut-être attachée davantage encore à leur héros, — sa bonté et la délicatesse de son cœur qui, si elle se donnait, empesteraient de remords et de honte la joie de ces amours coupables, — sa volonté si impétueuse, si cabrée, si hardie à sauter les obstacles quand ses désirs la menaient à l’impossible, si faible, si molle, si brisée, non seulement quand il fallait leur désobéir, mais quand c’était par quelque autre sentiment qu’elle était conduite. Elle maudissait enfin sa pensée sous ses plus divines espèces, le don suprême qu’elle avait reçu et à qui l’on a, sans avoir su lui trouver son nom véritable, donné tous les noms, — intuition du poète, extase du croyant, sentiment profond de la nature et de la musique, — qui avait mis devant son amour des sommets, des horizons