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LES PLAISIRS ET LES JOURS

tueux et chagrin lui parlait de M. de Laléande. Elle l’écoutait avec volupté et les faisait servir très lentement le déjeuner pour retarder le moment où ses amies viendraient, où il faudrait se contraindre. Elle voulait garder longtemps dans la bouche ce goût amer et doux de toute cette tristesse autour d’elle à cause de lui. Elle aurait aimé que plus d’êtres encore fussent dominés par lui, se soulageant à sentir ce qui tenait tant de place dans son cœur en prendre un peu autour d’elle, elle aurait voulu avoir à soi des bêtes énergiques qui auraient langui de son mal. Par moments, désespérée, elle voulait lui écrire, ou lui faire écrire, se déshonorer, « rien ne lui était plus ». Mais il lui valait mieux, dans l’intérêt même de son amour, garder sa situation mondaine, qui pourrait lui donner plus d’autorité sur lui, un jour, si ce jour venait. Et si une courte intimité avec lui rompait le charme qu’il avait jeté sur elle (elle ne voulait pas, ne pouvait pas le croire, même l’imaginer un instant ; mais son esprit plus perspicace apercevait cette fatalité cruelle à travers les aveuglements de son cœur), elle resterait sans un seul appui au monde, après. Et si quelque autre amour survenait, elle n’aurait plus les ressources qui au moins lui demeuraient maintenant, cette puissance qui à leur retour à Paris, lui rendrait si facile l’intimité de M. de Laléande. Essayant de séparer d’elle ses propres sentiments et de les regarder comme un objet qu’on examine, elle se disait : « Je le sais médiocre et l’ai toujours trouvé tel. C’est bien mon jugement sur lui, il n’a pas varié. Le trouble s’est