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LES PLAISIRS ET LES JOURS

tout le prestige qu’elle pouvait avoir aux yeux de M. de Laléande. Pauvre petite victime à la torture sans qu’elle sût pourquoi, elle s’effrayait à la pensée que ce mal allait peut-être ainsi durer des mois avant que le remède vînt, sans la laisser dormir calme, rêver libre. Elle s’inquiétait aussi de ne pas savoir s’il ne repasserait pas par Paris, bientôt peut-être, sans qu’elle le sût. Et la peur de laisser passer une seconde fois le bonheur si près l’enhardit, elle envoya un domestique s’informer chez le concierge de M. de Laléande. Il ne savait rien. Alors, comprenant que plus une voile d’espoir n’apparaîtrait au ras de cette mer de chagrin qui s’élargissait à l’infini, après l’horizon de laquelle il semblait qu’il n’y eût plus rien et que le monde finissait, elle sentit qu’elle allait faire des choses folles, elle ne savait quoi, lui écrire peut-être et devenue son propre médecin, pour se calmer un peu, elle se permit à soi-même de tâcher de lui faire apprendre qu’elle avait voulu le voir et écrivit ceci à M. de Grumello :

« Monsieur,

» Madame de Buivres me dit votre aimable pensée. Comme je vous remercie et suis touchée ! Mais une chose m’inquiète. M. de Laléande ne m’a-t-il pas trouvée indiscrète ! Si vous ne le savez pas, demandez-le-lui et répondez-moi, quand vous la saurez, toute la vérité. Cela me rend très curieuse et vous me ferez plaisir. Merci encore, Monsieur. »

» Croyez à mes meilleurs sentiments,

» voragynes breyves. »