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MONDANITÉ ET MÉLOMANIE

eux ; ils avaient tous vendu des lorgnettes en Allemagne dans leur jeune âge, gardaient exactement à Paris — et avec une piété à laquelle en gens impartiaux ils rendaient d’ailleurs justice — des pratiques spéciales, un vocabulaire inintelligible, des bouchers de leur race. Tous ont le nez crochu, l’intelligence exceptionnelle, l’âme vile et seulement tournée vers l’intérêt ; leurs femmes, au contraire, sont belles, un peu molles, mais capables des plus grands sentiments. Combien de catholiques devraient les imiter ! Mais pourquoi leur fortune était-elle toujours incalculable et cachée ? D’ailleurs, ils formaient une sorte de vaste société secrète, comme les jésuites et la franc-maçonnerie. Ils avaient, on ne savait où, des trésors inépuisables, au service d’ennemis vagues, dans un but épouvantable et mystérieux.

II

mélomanie

Déjà dégoûtés de la bicyclette et de la peinture, Bouvard et Pécuchet se mirent sérieusement à la musique. Mais tandis qu’éternellement ami de la tradition et de l’ordre, Pécuchet laissait saluer en lui le dernier partisan des chansons grivoises et du Domino noir, révolutionnaire s’il en fut, Bouvard, faut-il le dire, « se montra résolument wagnérien ». À vrai dire, il ne connaissait pas une partition du « braillard de Berlin » (comme le dénom-