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LES PLAISIRS ET LES JOURS

Ils s’abonnèrent aux diverses revues qui la répandent, les lisaient à haute voix, s’efforçaient à écrire des critiques, recherchant surtout l’aisance et la légèreté du style, en considération du but qu’ils se proposaient.

Bouvard objecta que le style de la critique, écrite même en badinant, ne convient pas dans le monde. Et ils instituèrent des conversations sur ce qu’ils avaient lu, dans la manière des gens du monde.

Bouvard s’accoudait à la cheminée, taquinait avec précaution, pour ne pas les salir, des gants clairs sortis tout exprès, appelant Pécuchet « Madame » ou « Général », pour compléter l’illusion.

Mais souvent ils en restaient là ; ou l’un d’eux s’emballant sur un auteur, l’autre essayait en vain de l’arrêter. Au reste, ils dénigraient tout. Leconte de Lisle était trop impassible, Verlaine trop sensitif. Ils rêvaient, sans le rencontrer, d’un juste milieu.

— Pourquoi Loti rend-il toujours le même son ?

— Ses romans sont tous écrits sur la même note.

— Sa lyre n’a qu’une corde, concluait Bouvard.

— Mais André Laurie n’est pas plus satisfaisant, car il nous promène chaque année ailleurs et confond la littérature avec la géographie. Son style seul vaut quelque chose. Quant à Henri de Régnier, c’est un fumiste ou un fou, nulle autre alternative.

— Tire-toi de là, mon bonhomme, disait Bouvard, et tu fais sortir la littérature contemporaine d’une rude impasse.