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LES PLAISIRS ET LES JOURS

et pacifique. Parfois elle semble déborder sa propre individualité et apparaît alors comme l’assemblée plénière, houleuse et pourtant molle, des juges bienveillants qu’elle préside et dont l’assentiment l’agite au loin… Et quand, dans les soirées où l’on cause, chacun, sans s’embarrasser des contradictions de la conduite de ces personnages, sans remarquer leur lente adaptation au type imposé, range avec ordre leurs actions dans le tiroir bien à sa place et soigneusement défini de leur caractère idéal, chacun sent avec une satisfaction émue qu’incontestablement le niveau de la conversation s’élève. Certes, on interrompt bientôt ce travail pour ne pas appesantir jusqu’au sommeil des têtes peu habituées à l’abstraction (on est homme du monde). Alors, après avoir flétri le snobisme de l’un, la malveillance de l’autre, le libertinage ou la dureté d’un troisième, on se sépare, et chacun, certain d’avoir payé largement son tribut à la bienveillance, à la pudeur, et à la charité, va se livrer sans remords, dans la paix d’une conscience qui vient de donner ses preuves, aux vices élégants qu’il cumule.

Ces réflexions, inspirées par la société de Bergame, appliquées à une autre, perdraient leur part de vérité. Quand Arlequin quitta la scène bergamasque pour la française, de balourd il devint bel esprit. C’est ainsi que dans certaines sociétés Liduvina passe pour une femme supérieure et Girolamo pour un homme d’esprit. Il faut ajouter aussi que parfois un homme se présente pour qui la