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FRAGMENTS DE COMÉDIE ITALIENNE

n’est pas sans terme. Quoi que fasse Girolamo c’est un bourru bienfaisant. Quoi que dise Fortunata, elle est bonne. La persistance absurde, écrasante, immuable du type dont ils peuvent s’écarter sans cesse sans en déranger la sereine fixité s’impose à la longue avec une force attractive croissante à ces personnes d’une originalité faible, et d’une conduite peu cohérente que finit par fasciner ce point de mire seul identique au milieu de leurs universelles variations. Girolamo, en disant à un ami « ses vérités », lui sait gré de lui servir ainsi de comparse et de lui permettre de jouer, en le « gourmandant pour son bien », un rôle honorable, presque éclatant, et maintenant bien près d’être sincère. Il mêle à la violence de ses diatribes une pitié indulgente bien naturelle envers un inférieur qui fait ressortir sa gloire ; il éprouve pour lui une reconnaissance véritable, et finalement la cordialité que le monde lui a si longtemps prêtée qu’il a fini par la garder. Fortunata, que son embonpoint croissant, sans flétrir son esprit ni altérer sa beauté, désintéresse pourtant un peu plus des autres en étendant la sphère de sa propre personnalité, sent s’adoucir en elle l’acrimonie qui seule l’empêchait de remplir dignement les fonctions vénérables et charmantes que le monde lui avait déléguées. L’esprit des mots « bienveillance », « bonté », « rondeur », sans cesse prononcés devant elle, derrière elle, a lentement imbibé ses paroles, habituellement élogieuses maintenant et auxquelles sa vaste tournure confère comme une plus flatteuse autorité. Elle a le sentiment vague et profond d’exercer une magistrature considérable