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LES PLAISIRS ET LES JOURS

Chacun d’ailleurs, déjà très différent par nature du caractère que la société a été chercher dans le magasin général de ses costumes et caractères, et lui a prêté une fois pour toutes, s’en écarte d’autant plus que la conception a priori de ses qualités, en lui ouvrant un large crédit de défauts inverses, crée à son profit une sorte d’impunité. Son personnage immuable d’ami sûr en général permet à Castruccio de trahir chacun de ses amis en particulier. L’ami seul en souffre : « Quel scélérat devait-il être pour être lâché par Castruccio, cet ami si fidèle ! » Fortunata peut répandre à longs flots les médisances. Qui serait assez fou pour en chercher la source jusque sous les plis de son corsage, dont l’ampleur vague sert à tout dissimuler. Girolamo peut pratiquer sans crainte la flatterie à qui sa franchise habituelle donne un imprévu plus charmant. Il peut pousser avec un ami sa rudesse jusqu’à la férocité, puisqu’il est entendu que c’est dans son intérêt qu’il le brutalise. Cesare me demande des nouvelles de ma santé, c’est pour en faire un rapport au doge. Il ne m’en a pas demandé : comme il sait cacher son jeu ! Guido m’aborde, il me complimente sur ma bonne mine. « Personne n’est aussi spirituel que lui, mais il est vraiment trop méchant, » s’écrient en chœur les personnes présentes. Cette divergence entre le caractère véritable de Castruccio, de Guido, de Cardenio, d’Ercole, de Pippo, de Cesare et de Fortunata et le type qu’ils incarnent irrévocablement aux yeux sagaces de la société, est sans danger pour eux, puisque cette divergence, la société ne veut pas la voir. Mais elle